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27/10/2009

La carte durable

Ce texte reprend les éléments principaux d’un devoir réalisé, en janvier 2009, dans le cadre de mon master pro Développement durable et organisations à l’Université de Paris-Dauphine. La problématique choisit n’engage que son auteur.


 


INTRODUCTION


Je suis journaliste spécialisée sur la restauration. Grâce à ce master professionnel « Développement durable et organisations », je tente de faire coïncider ma connaissance de ce secteur professionnel et les diverses problématiques que sous-tend le développement durable. Ici, il s’agit de l’alimentation – la qualité des produits, leur mode de production, leur disponibilité en quantité suffisante – et de l’offreur, restaurateur, cuisinier.  Avec en toile de fond une solution à trouver pour nourrir toute la planète avec des ressources naturelles bornées tout en préservant ces ressources.


Pour cet exercice, je me place du côté du restaurateur en tant qu’offreur. Il se situe face à un client qui a des besoins. Le restaurateur peut-il modérer les besoins de ses clients ? La proposition d’une carte dite « durable » est-elle envisageable pour un professionnel? Par carte « durable », on entendra ici une offre de plats réduite à quelques propositions, respectant les saisons et faisant appel à une production de proximité. A quelle(s) condition(s)  peut-elle devenir un besoin pour son client ? le modérer dans sa consommation ?


Dans une première partie, après avoir rappelé le débat sur la malbouffe contre la « bonne », nous placerons le restaurateur au centre du dispositif : a-t-il ou non un rôle clé à jouer via son offre ?


La seconde partie sera consacrée à la mise en perspective des entretiens réalisés : comment les restaurateurs se situent-ils face à ces données ?


L’entretien retrace les propos recueillis auprès du directeur du développement durable dans la chaîne de restauration Courtepaille (140 restaurants environ). Cet entretien est complété par une interview plus sommaire (faute de disponibilité de l’interlocuteur) réalisée auprès d’un restaurateur indépendant qui est l’un des premiers à avoir proposé un concept de restauration « bio » à Lyon il y a une dizaine d’années.


Tout au long de notre démonstration, nous nous appuierons sur deux auteurs : Raymond Boudon et Alexis de Tocqueville, le premier pour sa définition du « besoin » , le second pour sa description de la recherche  du bien-être , soit de la consommation, dans une perspective contemporaine. Il parait intéressant d’établir un pont avec les différentes notions de durabilité que sous-tendent les textes d’Alexis de Tocqueville et de Raymond Boudon.


Alexis de Tocqueville prévient  que la poursuite effrénée du bien-être, rendue possible par la concurrence entre les individus, peut entraîner son déclin moral : « Mais tandis que l’homme se complait dans cette recherche honnête et légitime du bien-être, il est à craindre qu’il ne perde enfin l’usage de ses plus sublimes facultés, et qu’en voulant tout améliorer autour de lui, il ne se dégrade enfin lui-même. C’est là qu’est le péril et point ailleurs. »


Raymond Boudon, au début de son article sur les besoins, indique que « l’abondance » (ou chacun a ce dont il a besoin) correspond  une situation durable : « Quand la gamme des aliments disponibles est adaptée à la demande des affamés, quand ces aliments sont à suffisance, de sorte que tous ceux qui les recherchent puissent  s’en pourvoir sans en retirer à personne une fraction si faible soit-elle, cette situation définit l’abondance ». Selon l’auteur, cet état n’existe pas car les individus en reculent toujours les frontières en se créant des besoins nouveaux.


I- LA CARTE DU RESTAURATEUR PEUT-ELLE ETRE DURABLE ?


1- L’apparition du développement durable dans le champ de la restauration


Pour les professionnels de la restauration, l’un des enjeux du développement durable se situe au niveau de l’alimentation, et par extension de la nutrition et de la santé.  C’est avec l’apparition du débat autour de la « malbouffe » que les deux champs ont été mis en parallèle en France. Soudain, les acteurs de l’industrie alimentaire et aussi les restaurateurs, autres intervenants de la chaîne, ont été pointés du doigt. Revenons à l’été 2000. A Millau (12), José Bové et quelques uns de ses collègues agriculteurs de la Confédération paysanne comparaissent devant le tribunal pour répondre du saccage d’un restaurant franchisé McDonald’s tout proche. Le procès est prétexte à un immense rassemblement anti-malbouffe (symbolisée par  la firme de fast food). Durant deux jours, paysans de toute la France, écologistes, représentants étrangers du monde agricole, mouvements anti-capitalistes mêlent leurs slogans et revendications au nom d’une meilleure alimentation, de meilleurs produits, et d’une plus juste répartition des richesses. Dix ans plus tard, un tel rassemblement gagnerait sans doute en profondeur et en qualité de public. C’est aussi l’époque à laquelle d’autres mouvements plus structurés et réfléchis prennent la parole et le devant de la scène. L’escargot emblème de Slow food ne chemine pas si lentement que cela. Carlo Petrini, le fondateur, a essaimé 800 « conviviums » dans une cinquantaine de pays en l’Europe et même outre Atlantique.


Dans le magazine Alternatives Economiques de décembre 2008 , Gilles Fumey, géographe des cultures alimentaires à l’université Paris IV et au CNRS dresse un état des lieux :


 « Dans les systèmes de pilotage des politiques agricoles, les  paysans deviennent des producteurs, les mangeurs deviennent des consommateurs, et la cuisine une préparation industrielle ». Peut-on sortir de cet engrenage ? Le restaurateur est-il  le maillon clé ? Quel type d’offre doit-il produire pour que le consommateur redevienne un mangeur ?


2- Faire d’une offre réduite un besoin


Selon Raymond Boudon, un individu se décide à consommer si 4 conditions sont remplies : le bien est accessible, le bien est financièrement abordable, l’entretien de ce bien est facile et peu coûteux, le bien acheté rend des « services évidents ». Ce qui, si l’on se place du côté du vendeur, implique que ce dernier satisfasse ces 4 conditions pour que son offre retienne l’attention de potentiels clients. C’est à ce premier palier qu’intervient la responsabilité du restaurateur. Soit il compose sa carte avec des produits industriels et se contente de les assembler entre eux  (cuisine d’assemblage). Soit il propose une carte « durable », de saison, mettant en avant des produits locaux et régionaux ainsi que son savoir-faire. Et si  cette carte « durable » se révèle sans mauvaise surprise pour le client (rapport quantité-prix par exemple), elle deviendra, selon Raymond Boudon, un «besoin » pour le client. Celui-ci pourrait prendre peu à peu l’habitude de ce type de consommation lorsqu’il va au restaurant, et pourquoi pas dans le cadre également de la prise des repas au domicile. C’est  lorsque la consommation devient habituelle que la consommation induite par le restaurateur et la consommation effective tendent à se rejoindre.


En suivant la définition du « besoin » donnée par Boudon, la consommation d’un bien par un individu peut être induite par un effet de démonstration ou encore  par la comparaison envieuse. « Tel ou tel individu consomme ce type de bien, je fais comme lui-même si cela ne traduit pas spécialement mes préférences personnelles ». Peut-on retenir ces deux facteurs dans le cadre d’un repas pris hors domicile. ? Oui si le choix du restaurant qualifie ostensiblement le client : établissement dit « branché » par exemple, où l’on va pour être vu. Dès lors, placer une carte durable peut se révéler assez astucieux surtout si elle est accompagnée d’une communication valorisante pour le client : « je suis quelqu’un de bien quand je mange ce produit à cet endroit ». Dans ce cas, remarquons  que cette offre de restauration « verte » sera commercialement opportuniste, mais pourquoi pas ?  En revanche, la réponse est négative si la proposition n’est accompagnée d’aucune démarche particulière et ne s’adresse qu’à des clients déjà convaincus.


Une question se pose ici : l’appropriation de ce type de besoin par la classe moyenne est-elle possible ? La comparaison de groupe à groupe va-t-elle jouer ici et contribuer à faire de la  carte « durable » un besoin ? La classe favorisée ici intervient très en amont. Elle fréquente les établissements haut de gamme où la question de la qualité ne se pose pas, les prix pratiqués et le « sourcing » des produits garantissant la qualité.


Dans De la Démocratie en Amérique (tome 2), Alexis de Tocqueville écrit : « Je cherche une passion qui soit naturelle à des hommes que l’obscurité de leur origine ou la médiocrité de leur fortune excitent et limitent et je n’en trouve point de mieux appropriée que le goût du bien-être. La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne ; elle grandit et s’étend avec cette classe ; elle devient prépondérante avec elle ».


Partant de ce constat, que doit (peut) faire le restaurateur pour que la classe moyenne s’approprie son offre durable ? Peut-il être l’un des acteurs de la régulation ou a -t-il besoin que d’autres mécanismes se mettent en place ?


Revenons à Boudon et passons à ce qu’il appelle les « besoins sociaux ». Le besoin social résulte d’une revendication identifiée. Une carte durable, une alimentation durable au restaurant peut-elle être vue comme un besoin social ?


3- La carte peut-elle être un besoin social ? La forme, la destination et le contenu


La carte durable pourrait devenir un « besoin social » si sa défense est assumée par une organisation (a), si elle est reconnue par des individus ou encore l’Etat (b) et si elle a pour but un « certain ordre social, qu’il s’agit de changer ou de préserver par la création de « services publics » pour faire face à des besoins comme la santé, l’éducation, le logement, la sécurité » (c).


a) L’organisation : Un mouvement tel que Slow food joue le rôle.


Le discours de cette organisation est clairement positionné sur son site internet :


« Slow Food est une association qui s’oppose aux effets dégradants de la culture de la fast-food qui standardisent les goûts ; qui promeut les effets bénéfiques de la consommation délibérée d’une alimentation locale, qui a des programmes d’éducation du goût pour les adultes et les enfants, qui travaille pour la sauvegarde et la promotion d’une conscience publique des traditions culinaires.


Slow Food aide les producteurs-artisans de l’agroalimentaire qui font des produits de qualité et encourage les initiatives de solidarité dans le domaine alimentaire. L’objectif de Slow Food est de développer un modèle d’agriculture moins intensif et nocif, capable de préserver et d’améliorer la biodiversité et d’offrir aussi des perspectives pour les régions moins riches.


Slow Food cherche à combiner le plaisir avec un profond sens de responsabilité à l’égard de l’environnement et du monde de la production agricole. On ne peut pas être gastronome et ne pas être sensible à la protection des cuisines locales, des races animales, des espèces végétales en danger d’extinction ».


Alimentation locale, sauvegarde des traditions  plaisir, responsabilité : la soutenabilité pour l’environnement de la consommation alimentaire est le but affiché. Philippe Frémeaux , rédacteur en chef du magazine Alternatives Economiques résume : Slow  food fait « le lien entre les producteurs et les mangeurs et promeut une alimentation plaisir compatible avec l’ardente obligation de nourrir convenablement toute la planète ».


b) L’Etat entre sur le terrain de la nutrition via ses choix de politiques agricoles, ses recommandations en matière de nutrition et de santé (PNS : Plan Nutrition Santé) ainsi que par ses préconisations en matière de restauration scolaire par exemple. Bien que, contrairement aux déclarations de certains politiques, le tout bio ne soit pas pour l’instant réalisable dans toutes les cantines scolaires (faute d’une filière assez développée), l’idée de promouvoir les produits alimentaires biologiques est reconnue par les pouvoirs publics.


c) « Un certain ordre social : santé, éducation… » On pourrait prolonger l’énumération  avec la « soutenabilité de la société », et l’exigence de « nourrir convenablement toute la planète » (Slow food).


« Forme »,  « destination » et « contenu »  pour reprendre les termes de Raymond Boudon : la carte durable est alors définie comme un « besoin social »


 


II – MISE EN PERSPECTIVE DES ENTRETIENS REALISES


1) Les restaurateurs rencontrés se sentent-ils  responsables de l’étendue des besoins de leurs
clients ?


Lorsque l’on questionne des restaurateurs sur leur position dans le débat sur le développement durable et la restauration, ils donnent deux types de réponse : une réponse d’ordre technique (gaspillages, production, énergie, tri…) et une réponse d’ordre alimentaire.


Les deux personnes questionnées, si elles se déclarent impliquées dans la recherche d’une nouvelle offre, semblent dire qu’elles ne peuvent pas agir seules sur le contenu des assiettes qu’elles proposent à leurs clients.


Le responsable Développement durable d’une enseigne de restauration française (service à table, 140 restaurants en France) opérant sur le segment grill  indique que la généralisation d’une offre bio ne peut être impulsée que par les pouvoirs publics et que ce faisant, ce sera la restauration collective, via sa puissance d’achat, qui agira sur l’offre des producteurs agricoles. Le restaurateur indépendant est catégorique : ce n’est pas à lui d’éduquer ses clients. A la question  de savoir si un restaurateur peut façonner la demande de ses clients et ainsi orienter leurs comportements de consommateurs, il répond que ce n’est pas son  premier rôle. Il est d’accord pour  appliquer des préceptes dans son entreprise mais ne se positionne pas en donneur de leçon. Une de ses premières actions au niveau de son restaurant a été orientée vers la lutte contre le gaspillage et les économies d’énergie.


Le professionnel indépendant et la chaîne de taille moyenne (140 unités en France) paraissent se trouver face à la même problématique : ils sont d’accord pour proposer une meilleure carte, mais ne peuvent pas le faire de façon isolée. Le restaurateur indépendant indique que par ailleurs le facteur « gout » intervient en quatrième position dans le succès d’un restaurant, après la rapidité du service, l’emplacement du restaurant, le rapport qualité prix.


Tous les deux sont conscients que les clients leur demanderont, à un moment donné, des comptes. Cet événement est lié à la qualité d’information du public et à son organisation. Cette prise de parole pourra prendre plusieurs formes : la voie judiciaire avec des procès (les premiers ont déjà eu lieu aux Etats-Unis, et sont liés à l’obésité par exemple), le questionnement par le biais d’organisations de consommateurs nationales ou internationales. Mis à part dans le contexte passé de la crise de la vache folle (2002-2003), les restaurateurs n’ont pas encore eu d’explications à produire au niveau de la sécurité alimentaire. Une des raisons tient au fait que l’industrialisation des processus de fabrication a été de paire avec une sécurisation accrue, aux dépens du goût. C’est l’effet pervers de la notion de risque associée à la responsabilité de l’offreur.


« L’industrialisation et le développement des normes sanitaires ont leurs vertus. Si la maladie de la vache folle reste un symbole de la dénaturalisation de la production agricole, la vérité est que les intoxications alimentaires n’ont jamais été aussi rares qu’aujourd’hui : les industriels sont soumis à une surveillance à laquelle échappaient les artisans voici un siècle. Une firme dont le principal capital réside dans l’image de qualité associée à ses marques a tout intérêt à contrôler la qualité sanitaire de ses produits. Le contenu de nos assiettes est donc plus sûr qu’hier, pour autant qu’on ne s’interroge pas trop sur les effets de l’ingurgitation répétée de traces de pesticides, de colorants et autres additifs de synthèse » écrit encore le journaliste Philippe Frémeaux .


2) Des actions en attente de reconnaissance


Autre point important : les deux interlocuteurs définissent le développement durable en termes d’action. Selon Pascal Bello   (2001), docteur en Sciences de Gestion, directeur général BMJ consultant, Professeur au Ceram Sophia Antipolis, le « développement durable renvoie à une responsabilité sociale, sociétale et environnementale de l’entreprise », la démarche consistant pour celle-ci à « édicter des prescriptions relativement à la prise en compte des effets externes ». Le concept « relève de l’action ».



Les actions des deux restaurateurs relèvent de l’initiative individuelle. C’est ce qui peut expliquer que l’indépendant comme l’opérateur plus important soient en attente de labels de qualité attestant de leur démarche environnementale. Le premier indique être en train de rédiger une charte avec le concours de WWF qui devrait être présentée à la fin de l’année du ministère de l’Environnement. Au sommaire, 8 points : menu, produits alimentaires, utilisation de produits chimiques, produits jetables, ustensiles de cuisine, consommation d’eau et d’énergie, déchets, communication et transparence. Le second a mis au point un éco-label maison reprenant toutes les bonnes pratiques environnementales (construction, approvisionnement…) mises en place au sein de l’enseigne et dont le principal témoignage est la construction d’un bâtiment à 0 énergie fossile, récemment ouvert dans le sud ouest de la France. Notre interlocuteur appelle de ses vœux une certification officielle pour la restauration.


CONCLUSION


Nous sommes partis de la question : Le restaurateur peut-il proposer une carte durable qui prenne en compte la modération des besoins ? Replaçons cette question dans un contexte qui a valeur de défi : proposer une alimentation de qualité tout en s’efforçant de nourrir toute la planète.


Nous avons emprunté la démarche suivante : le restaurateur tente de faire de son offre « durable » et modérée un besoin chez le consommateur en appliquant à sa carte les mêmes caractéristiques commerciales identiques à celles retenues pour un bien de grande consommation : prix abordable, qualité constante, utilité démontrée… . Mais le  besoin d’une telle carte peut également devenir un besoin social au même titre que la santé par exemple, un « droit » si la carte durable acquiert « statut de revendication reconnue. Dans ce cas, le restaurateur n’agit pas seul mais répond à une demande qui provient de plusieurs niveaux : de l’Etat qui impose des contraintes et qui légifère, de parties prenantes telles que des organisations de producteurs agricoles, de consommateurs avertis et moins avertis ensuite.


Tout comme n’importe quelle autre entreprise, un restaurant aura la nécessité d’être de plus en plus une entreprise citoyenne. Pour le  cuisinier, la carte est le seul levier sur lequel il peut jouer pour entrer dans une démarche responsable de développement durable. Faire à manger pour des convives (que ce soit des proches ou des clients) est un geste symbolique de partage. Un geste qui sous-entend une dimension de lien social en aval mais aussi en amont car derrière un produit de qualité et de terroir se trouve le travail d’un producteur.


 


 


 


 


 

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